Organisation contre l'impérialisme américain.

Le FMI Répond Aux Intérêts De Wall Street
28/01/2004

L'unilatéralisme américain met en péril la mondialisation, selon le Prix Nobel d'économie. Il remarque que les pays qui n'ont pas écouté les conseils du FMI ne sont pas ceux les plus mal en point.

Propos recueillis par Laure Mandeville et Jean-Louis Validire

LE FIGARO. - Après avoir passé trois ans dans l'Etat major de la Banque mondiale, vous publiez une critique violente des politiques menées par le FMI à travers le monde en développement. Vous accusez carrément l'organisation de se servir de l'idéologie libérale pour promouvoir les intérêts des pays industrialisés, et notamment ceux de l'Amérique. C'est une grave accusation!
Joseph STIGLITZ. - Oui, et je peux illustrer mon point de vue. Prenons la question du commerce international. Les pays industrialisés, et notamment les Etats-Unis, sont de fervents défenseurs de la libéralisation du commerce. Mais si vous regardez ce qui se passe vraiment, ce commerce mondial est très asymétrique, très injuste. Sous la pression des pays développés, le Sud ouvre ses frontières, abolit les subventions, pendant que le Nord, qui devrait pourtant être en mesure de s'adapter beaucoup plus vite, continue d'interdire l'entrée des produits en provenance du Sud et maintient les subventions pour défendre ses propres produits. Quand les États-Unis ont négocié sur le textile avec la Chine, les Américains ont donné à celle-ci dix ans pour s'adapter à la libéralisation du commerce, alors qu'eux-mêmes ont expliqué avoir besoin de quatre années de plus pour le faire, soit quatorze ans au total!

Deuxième exemple flagrant: la libéralisation des marchés de capitaux, un processus destiné à permettre une plus grande facilité d'entrée et de sortie des capitaux à court terme. Les faits ont montré que cette grande fluidité crée beaucoup d'instabilité dans les pays en voie de développement. Surtout, on s'est aperçu que cela ne contribuait pas à la croissance économique. Une question se pose alors: pourquoi le FMI demande-t-il une libéralisation du marché des capitaux? La réponse est évidente. Le FMI répond aux intérêts des marchés financiers et des pays industrialisés avancés. Il ne répond pas aux préoccupations réelles du monde en développement.

La libéralisation des marchés de capitaux est justifiée par le besoin d'argent du monde en développement...
Bien sûr que les pays ont besoin de capitaux. Cet argument a été utilisé en Asie du Sud-Est. Mais en fait, il s'avère que l'Asie du Sud-Est n'en avait justement pas besoin. Son taux d'épargne variait de 30 à 40%, elle avait du mal à investir les capitaux qu'elle récupérait à l'intérieur du pays. Dans ce cas d'espèce, l'argument sur l'importance de l'accès aux capitaux étrangers était totalement irrecevable. Et, malgré tout, il a été mis en avant.

Mais alors pourquoi les gouvernements d'Asie du Sud-Est ont-ils libéralisé? Pour faire plaisir au FMI?
Le gouvernement américain, sous l'influence du Trésor américain, menaçait les pays d'Asie de sanctions s'ils ne s'ouvraient pas. La Corée par exemple était prête à libéraliser, mais à son rythme. Alors, nous avons posé ouvertement la question. Pourquoi était-il si important pour les Etats-Unis d'accélérer cette libéralisation? Cela allait-il créer des emplois aux Etats-Unis? Ou le but était-il que Goldman Sachs et les autres sociétés financières gagnent plus d'argent? Dès 1993, il était clair que l'ouverture des marchés de capitaux allait être déstabilisante.

Vous dites dans votre livre, ce qui est assez effrayant, que les pays qui n'ont pas écouté les conseils et les recettes du FMI, comme la Chine ou la Malaisie, sont justement ceux qui s'en sortent le mieux. Le FMI sert-il à quelque chose?
Si vous regardez l'état des lieux dans les pays en transition comme la Russie ou les actions menées en temps de crise, le bilan du FMI est très mauvais. La Malaisie par exemple a fait l'opposé de ce que préconisait le FMI. Résultat, c'est elle qui a eu la crise la plus courte et elle opère une convalescence rapide. En revanche, le bilan des programmes d'aide du FMI est à tout à fait catastrophique. L'Indonésie, la Thaïlande, la Corée, la Russie, le Brésil et pour finir l'Argentine: six échecs en moins de six ans, c'est beaucoup! L'ironie, c'est que le FMI débarque dans ces pays en leur demandant d'être extrêmement prudents, de pratiquer l'austérité budgétaire. Après toutes les mauvaises dépenses qu'il a lui-même engagées!

Certains oligarques russes ont souligné avec ironie qu'il aurait été préférable d'envoyer l'argent du FMI directement sur les comptes off shore de Chypre! Comment expliquez-vous les lourdes erreurs commises en Russie en 1998.
Ce fut certainement un mélange de mauvaise politique économique et de considérations politiques. Les gens du FMI croyaient vraiment que le crédit FMI allait porter ses fruits. Alors que nous, à la Banque mondiale, nous avions fait nos calculs et nous étions sûrs que cela échouerait. La surprise du FMI montre que ses experts avaient mal fait leur travail. Même chose, en Thaïlande, on était sûrs qu'on allait vers une récession, sûrs que la rétractation du commerce allait rendre cette récession encore plus terrible. Mais quand tout s'est effondré, l'homme du FMI en charge du dossier s'est contenté de dire qu'il avait commis une erreur et qu'on allait ajuster la politique. Ce qu'il semblait oublier, c'est qu'ajuster la politique prendrait 10 à 12 mois. Je leur ai dit: Si un pays est en banqueroute à cause de votre politique, malheureusement, le fait de changer de politique ne va pas les sortir de la banqueroute en un jour. Vous détruisez des organisations, des entreprises, mais vous ne pouvez pas réparer aussi vite. Cela ne les a pas ébranlés. C'est cela que j'appelle une mauvaise politique économique.

L'autre explication est politique: le Trésor américain, qui représente le gouvernement au FMI, et qui sur ce dossier avait un avis qui pesait plus lourd que les autres, était persuadé qu'il fallait s'en tenir à notre pari sur Eltsine, même si c'était un cheval très risqué. Il s'agissait d'une décision politique, pas économique. Cela restait une décision folle, je vous l'accorde, car si vous mettez de l'argent dans quelque chose qui ne va pas marcher, vous ne faites qu'acheter un peu de temps. Mais il ne faut pas oublier qu'aux Etats-Unis, les démocrates voyaient arriver les échéances électorales.

C'est tout de même fascinant. Nous parlons de problèmes économiques internationaux, et nous en revenons toujours à parler de la politique du Trésor américain. Pourquoi? Après tout, le FMI n'est pas spécialement une organisation américaine...
Je ne trouve pas cela surprenant, parce que si vous regardez les gouverneurs du FMI, c'est-à-dire ceux qui prennent les décisions, vous vous apercevrez que depuis l'origine, un seul pays a le droit de veto: les Etats-Unis. Cela donne plus de facilité au Trésor américain pour exercer son influence. Le problème vient aussi du fait que ce sont les ministres des Finances qui siègent au FMI, des ministres des pays industrialisés qui représentent essentiellement les intérêts de la communauté financière. Comme les Etats-Unis dominent les marchés financiers internationaux, il n'est pas surprenant que les politiques du FMI reflètent leur point de vue.

Y a-t-il une manière de réformer le fonctionnement du FMI?
La première chose à faire est bien sûr de reconnaître qu'il y a problème. On comprend que le système doit être critiqué. Si neuf patients sur dix soignés par le même médecin meurent, il est clair que le médecin ne sait pas ce qu'il fait.

Votre démission semble pourtant indiquer que l'institution ne pourra pas être réformée de l'intérieur?
Le FMI est une institution publique, créée par des gouvernements pour servir les peuples du monde, mais qui prétend ne pas l'être. Si nous avons un monde global en droit d'utiliser cette institution globale de la meilleure manière, nous devrions pouvoir choisir les meilleures personnes pour remplir les missions du FMI. Or nous voyons que pour toutes les missions du FMI concernant les pays en voie de développement, rien n'oblige les gens à la tête de l'organisation à avoir la moindre expérience préalable de ces pays. C'est un scandale.

Deuxième point: il faut s'attaquer à la source fondamentale du problème, c'est-à-dire aux gouverneurs. La réforme fondamentale doit consister à changer les gouverneurs. Je ne suis pas très optimiste, car les Etats-Unis ne vont jamais abandonner leur veto. Mais existe-t-il d'autres réformes plus modestes, susceptibles de marcher? Oui. Il faut accroître la transparence et le degré de responsabilité des décideurs du FMI. Si on est plus transparent, les gens en savent plus, et la pression publique est plus grande. Elle peut s'exercer de la part de l'opinion publique et des gouvernements, qui sont représentés par les ministres des Finances. Il faut aussi trouver un moyen de sanctionner les erreurs commises. Au FMI, avant même de mettre un projet économique en ?uvre, on ne calcule jamais quel sera son impact sur la pauvreté, sur le chômage. On se concentre sur les conséquences budgétaires ou les risques inflationnistes! Pourtant, ne pas avoir de travail ou souffrir de famine, c'est le pire qui puisse arriver. Il faut donc rendre obligatoire la mesure de l'impact des politiques menées sur la pauvreté et le chômage.

L'après-11 septembre et la priorité donnée par l'Amérique au renforcement de la lutte antiterroriste ne renvoient-ils pas la question du développement au second plan?
Au contraire, je pense qu'en un sens, les chances d'ouvrir un débat sur le développement ont augmenté depuis le 11 septembre. D'abord parce que si la pauvreté ne crée pas nécessairement le terrorisme, l'absence de perspectives et le chômage constituent un terrain très fertile pour le faire prospérer. C'est le désespoir qui mène les gens à devenir des kamikazes. On ne fait pas ça si on a des espoirs pour son avenir. De plus, il semble y avoir au sein même de l'Administration Bush la prise de conscience qu'il faut se préoccuper de la pauvreté, au minimum au nom de notre intérêt bien compris.

Pensez-vous que la dynamique des intérêts bien compris des Etats-Unis dans le monde va continuer de prévaloir sur ces sujets. Ou verrons-nous émerger une sorte de gouvernement multilatéral économique?
Il existe des structures multilatérales comme l'Agence internationale pour le développement, au sein de la Banque mondiale, qui s'occupent de gérer l'aide au développement. Mais le Trésor américain continue d'avoir une conception unilatérale du développement. Il est très difficile d'avoir une action de coopération internationale, quand on a un gros joueur qui veut définir les règles du jeu. A Monterey, la pression sociale a été si forte que le président Bush a dû se résigner à des concessions, même si cela a été fait de mauvaise grâce. Dans la première version de la déclaration de Monterey, il y avait tout un paragraphe sur les biens publics mondiaux et sur la nécessité de les financer pour faciliter le développement. Mais les Etats-Unis ont insisté pour que cela soit enlevé de l'ordre du jour, faisant de cette exigence la condition sine qua non de la venue de Bush à la conférence. La philosophie de mon livre est la suivante. Nous avons la mondialisation, nous avons une plus grande intégration. Mais, si nous voulons que cela marche pour tous les Etats et que nous croyons à la démocratie, nous ne pouvons pas continuer à avoir l'unilatéralisme américain, nous ne pouvons pas avoir un pays qui dicte ses règles au monde entier. Ce n'est pas dans l'intérêt des Etats-Unis d'avoir une politique basée sur son intérêt égoïste. La mondialisation implique d'avoir la confiance des autres pays. Ce n'est pas possible si l'un des protagonistes garde un projet trop étroit.

Tiré du site : LeFigaro.fr

Auteur :
Joseph Stiglitz

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