Organisation contre l'impérialisme américain.

Le Contre-Modèle Américain
28/01/2004

L'Américain Joseph Stiglitz, Prix Nobel d'économie en 2001 et ancien conseiller de Bill Clinton repart à l'assaut. Son nouveau livre, "Quand le capiptalisme perd la tête", qui paraît le 7 octobre aux éditions Fayard, dénonce les erreurs des années 1990. Extraits.
Si l'administration Bush a fort mal géré l'économie, sa gestion de la mondialisation a été bien pire. Les Etats-Unis sont la seule superpuissance, économique et militaire. Le sens de la mondialisation, c'est que les pays du monde ont besoin de travailler ensemble, de coopérer pour régler leurs problèmes communs. L'administration Clinton a parfois eu sur la question une attitude ambiguë. (...) Mais, quelles que soient les critiques que l'on puisse adresser à la gestion de la mondialisation par l'administration Clinton, celle de Bush a été mille fois pire. Il s'est retiré de plusieurs accords internationaux, du traité sur le réchauffement de la planète à celui sur les armes stratégiques. Tout en parlant d'Etat de droit, son administration a manifesté un mépris total pour la légalité internationale et esquivé le Tribunal pénal international. Après quoi - comment s'en étonner ? -, lorsqu'elle a sollicité l'aide des autres dans des affaires qui l'intéressaient, elle s'est heurtée à un manque d'enthousiasme caractérisé. Même dans les domaines de la mondialisation économique que, pendant les folles années 1990, nous avions mal gérés, l'administration Bush a encore accru le mécontentement et aggravé les choses. Aux anciennes accusations d'hypocrisie, d'autres sont venues s'ajouter. Les subventions agricoles et les droits de douane sur l'acier ont atteint de nouveaux sommets. Nous, citadins, pourrions nous mettre d'accord sur la nécessité de réduire les subventions agricoles. (...)

En cette ère nouvelle de mondialisation, ce ne sont pas seulement les marchandises qui circulent plus librement sur la planète, mais aussi les idées.

L'apparent triomphe du capitalisme américain a eu une énorme influence en Europe, en Amérique latine, en Asie, dans le monde entier. Les autres pays ont voulu savoir à quoi les Etats-Unis devaient leur succès afin de mieux les imiter. Et certains, chez nous, n'ont pas été avares de confidences sur leurs points de vue. Le département du Trésor -l'équivalent du ministère du budget-, par exemple, a spontanément expliqué aux pays d'Asie pourquoi ils devaient adopter les usages américains en matière de comptabilité et de gouvernement d'entreprise. L'Amérique latine a dû (bon gré, mal gré) appliquer les politiques du "consensus de Washington" -ensemble de règles de politique économique pour les pays émergents, défendu par le FMI, la Banque mondiale et le département du Trésor américain-, qui étaient censées rapprocher ses économies de celle de son voisin du Nord.

En Europe, certains se sont fait un plaisir de donner leur interprétation personnelle : c'étaient la gestion des entreprises en fonction de la rentabilité immédiate et les PDG dynamiques stimulés par leur gros salaire qui faisaient la différence. Interprétation agréable aux PDG européens, qui regardaient avec envie leurs homologues américains, payés dix ou cent fois plus tout en ne faisant pas mieux qu'eux. (...)

Soyons clair : la question n'est pas que les PDG américains, à ce moment particulier de l'histoire, aient été particulièrement odieux, ou les PDG européens, en moyenne, plus vertueux, mais que les premiers ont été soumis à des tentations auxquelles ils ne pouvaient pas résister : les innovations financières leur apportaient de nouveaux moyens de voler leurs actionnaires et des incitations plus grandes à le faire ; et, en s'étendant aux cabinets d'audit et aux banques, ces problèmes communs à toutes les entreprises se renforçaient mutuellement. L'incitation à changer les normes de comportement était forte, et elles ont changé. Il est devenu acceptable, voire nécessaire, de verser des rémunérations qui à une autre époque ou en d'autres lieux auraient paru scandaleuses. (...) Mais les problèmes sont apparus aux Etats-Unis avant que ces pratiques n'aient fait des dégâts permanents en Europe, heureusement pour elle.

Aujourd'hui, beaucoup d'efforts y sont menés pour raffermir la gouvernance d'entreprise et durcir les normes comptables, et, tout comme en Amérique, la résistance est vive. (...) Et si, sur bien des plans, l'Europe part d'une meilleure base que l'Amérique, sur d'autres, c'est l'inverse : on peut soutenir que le cadre juridique des Etats-Unis - avec les principes de la common law -le droit commun anglosaxon-, qui protègent les actionnaires minoritaires, et le chevauchement des juridictions, qui autorise à la fois des procès intentés par la SEC -Securities and Exchange Commission, organe américain de surveillance de la Bourse- au niveau fédéral et d'autres intentés par les attorney general -procureurs généraux- au niveau des Etats - assure un meilleur respect des réglementations existantes, quelles qu'elles soient. Ce n'est pas la SEC, capturée par George Bush et ses amis, dont beaucoup ont fait fortune par le biais de méthodes qui ne sont pas très éloignées des comportements en cause et n'y voient donc guère à redire (tant qu'on n'est pas pris), mais l'attorney general de l'Etat de New York, Eliot Spitzer, qui a révélé et poursuivi les méfaits les plus notoires -Le Monde du 16 septembre-.

Il y a là une leçon à tirer pour l'Europe. Dans ce domaine comme dans d'autres liés au comportement des entreprises, mieux vaut avoir une double surveillance ; c'est un vrai risque de concentrer le contrôle à Bruxelles, c'en est un aussi d'en laisser l'exclusivité aux pays membres. L'Italie fournit un exemple clair du second danger : à l'heure où le reste du monde concentre toute son attention sur la nécessité de normes comptables fortes, le gouvernement italien de centre droit a décriminalisé la fraude comptable, en faisant un simple délit. Message adressé aux firmes italiennes : ce n'est pas bien grave si vous volez un peu vos actionnaires - disons de 5 % de la valeur de l'entreprise (ce qui peut représenter une somme énorme) -, ce n'est en tout cas pas pire que de rouler à 60 quand la vitesse est limitée à 50. (...)

En macroéconomie, l'administration Bush a donné le pire exemple possible aux gouvernements de centre droit du monde entier. Par un cruel paradoxe, c'est le centre gauche qui est devenu le garant de la discipline budgétaire, tant aux Etats-Unis qu'en Europe. En préconisant des réductions d'impôts pour stimuler l'économie, le centre droit a repris le discours keynésien - seulement le discours. Ses réductions d'impôts ne sont pas conçues pour stimuler l'économie mais pour enrichir davantage ceux qui gagnent déjà gros. Aucun pays européen n'a eu autant d'audace que Bush - que ce soit pour l'ampleur des déficits futurs à perte de vue ou pour leur injustice. Le pacte de stabilité a joué ici un rôle ambigu : il a interdit les excès, mais il a aussi empêché l'Europe d'agir comme elle aurait dû le faire pour maintenir son dynamisme économique. (Au moins admet-on, désormais, que le manque de flexibilité du marché du travail n'est pas le seul problème auquel l'Europe est confrontée.)

Un curieux débat s'est ouvert dans certains pays d'Europe, comme aux Etats-Unis : quelle mesure est la plus efficace pour relancer l'économie, les réductions d'impôts ou l'augmentation des dépenses ? Le centre droit, sans aucun argument théorique ni preuve à l'appui, prétend que ce sont les réductions d'impôts. La bonne réponse est : cela dépend du type de réduction.

L'augmentation des dépenses est de loin plus efficace que les réductions d'impôts pour les riches (en particulier celle de l'impôt sur les dividendes aux Etats-Unis). S'il s'agit de dépenses de santé et d'éducation, elles peuvent poser les bases d'une société plus égalitaire et d'une croissance future plus forte. En revanche, un crédit d'impôt sur l'investissement bien ciblé ou une réduction d'impôt pour les pauvres peuvent avoir des effets tout aussi bénéfiques qu'une augmentation des dépenses. Dans certains cas, pour limiter les déficits liés aux réductions d'impôts, on a diminué les dépenses : ces stratégies-là peuvent en fait déprimer l'économie.

Au moment où ce livre est mis sous presse, l'Europe connaît une récession qui fait monter les taux de chômage. Ceux-ci sont tellement hauts depuis si longtemps que, dans certains cercles, on ne prête pas grande attention à ces fluctuations. Mais elles ont tout de même des coûts énormes, car elles réduisent encore plus les perspectives de retour à l'emploi des licenciés et contribuent au malaise social, au mécontentement.

En Europe comme aux Etats-Unis, ce sont les non-qualifiés et les non-instruits qui portent l'essentiel du fardeau. Dans de nombreux pays européens, comme en Amérique, les problèmes sont concentrés sur certains groupes ethniques. On peut même, dans certains cas, les transférer en partie à l'étranger : la baisse de la demande de main-d'œuvre en Espagne a fait monter le chômage en Equateur. Mais, d'un point de vue mondial, on ne saurait ignorer ces coûts.

Un autre aspect de la politique économique des folles années 1990, s'il a moins retenu l'attention que l'explosion de la Bourse, est peut-être plus pertinent pour l'Europe, qui cherche une solution à son problème de chômage persistant. Il ne consiste pas à éliminer les mécanismes de protection de l'emploi mais à les restructurer.

Nous avons fait une plus large place, par exemple, à des crédits d'impôt sur le revenu du travail, en vertu desquels l'Etat encourageait l'embauche des travailleurs non qualifiés en leur assurant un complément de rémunération pouvant représenter jusqu'à 40 % du salaire versé par l'entreprise ; des mesures fortes de dynamisation du marché du travail ont contribué à former les salariés aux nouveaux emplois qui se créaient et à faciliter le passage de l'assistance à l'emploi ; des réformes du système de prestations ont assuré que personne n'aggraverait sa situation en se mettant à travailler.

La réaction de la Banque centrale européenne à l'entrée en récession illustre une réalité politique apparue clairement dans le débat sur la mondialisation : parfois, lorsqu'on transfère "à plus haut niveau" la prise de décision, ce qu'on décide est moins conforme aux préoccupations locales et un "déficit démocratique" se fait jour. Si l'on avait demandé aux citoyens d'Europe et d'Amérique : "Etes-vous favorables à un niveau de protection de la propriété intellectuelle en vertu duquel les malades du sida au Botswana n'auront plus accès à prix abordable aux médicaments génériques pouvant les sauver ?", je doute fort qu'ils auraient approuvé l'idée à la quasi-unanimité. Mais on ne leur a pas posé la question. On l'a posée aux ministres du commerce, qui, sous la pression des compagnies pharmaceutiques, ont répondu dans le sens diamétralement opposé. De même, si l'on avait demandé aux citoyens européens : "L'emploi et la croissance sont-ils des préoccupations pour vous, et pensez-vous que votre banque centrale devrait s'y intéresser au moins un peu ?", je suis sûr qu'ils auraient répondu oui. Mais ce n'est pas ce qu'ont fait les fondateurs de la Banque centrale européenne en lui donnant pour mission de se concentrer exclusivement sur l'inflation.

Tout cela pose à l'Europe, à l'Asie et à l'Amérique latine la question fondamentale : quel type d'économie de marché veulent-elles créer ? Est-ce un capitalisme à l'américaine ou un capitalisme à visage humain, plus doux, à la suédoise ? Sur une planète mondialisée, faut-il que nous marchions tous du même pas ? Quelle place existe-t-il pour la diversité ? L'Amérique latine prend peu à peu conscience du fait que le type de capitalisme qu'on lui a vendu, le "consensus de Washington", était peut-être celui que prêchait le département du Trésor des Etats-Unis mais pas celui que pratiquaient les Etats-Unis. Il y avait, dans certains domaines, consensus à Washington pour estimer le consensus de Washington mauvais pour les Etats-Unis, quelles que fussent ses vertus pour le reste du monde, ou quel que fût l'avantage, pour servir les intérêts américains, d'amener les autres à agir autrement que les Américains.

Aux Etats-Unis, il y avait par exemple consensus pour que la Federal Reserve -la banque centrale des Etats-Unis- continue à prendre en compte la croissance et l'emploi ; il y avait consensus pour maintenir la caisse de retraite publique, même si beaucoup, dans le privé, bavaient d'envie à la perspective des profits qu'ils pourraient réaliser si on la privatisait ; il n'y avait pas de consensus pour privatiser les compagnies publiques d'électricité - les propositions en ce sens ne faisaient aucun progrès au Congrès ; il y avait consensus, malgré le faible taux de chômage, pour penser qu'il fallait protéger les travailleurs américains contre les vagues d'importations, même si certains souhaitaient le faire en les aidant à trouver un autre emploi et non par des mesures protectionnistes.

En Europe, on parle beaucoup de la convergence, de l'adoption de normes, réglementations et pratiques similaires, voire identiques, par tous les pays. Les Latino-Américains ont cru que les réformes allaient les faire "converger" avec le type d'économie de marché qui existe aux Etats-Unis. Progressivement, ils comprennent qu'elles ne l'ont pas fait. Ils ont été contraints d'adopter une forme d'économie de marché qui est peut-être le rêve d'un conservateur mais ne correspond à la réalité d'aucun pays démocratique prospère. L'échec est évident, et les contrecoups, déjà visibles.

Les économies de marché ne sont pas capables de s'autoréguler. Elles sont soumises à des chocs qui échappent à leur contrôle. Il leur arrive de perdre la tête et de paniquer, de passer de l'exubérance au pessimisme irrationnel, de virer à l'escroquerie, de prendre des risques tels qu'ils relèvent presque du pari, et les coûts des erreurs et des méfaits sont très souvent supportés par l'ensemble de la société. Ces dernières années, en Amérique latine et en Asie, ces problèmes se sont manifestés par le biais des flux de capitaux à court terme, des hedge funds et de la spéculation, avec des effets flagrants à la Bourse et dans l'immobilier. Auparavant, ils le faisaient par d'autres mécanismes. (...) Demain, n'en doutons pas, ils le feront encore sous de nouvelles formes. (...) L'un des plus grands défis auxquels fait face l'Europe elle-même, mais qui est crucial aussi pour les relations entre pays en développement et pays développés, est le rôle des normes et de la normalisation (ou - terme plus lourd de sens - l'homogénéisation).

Soyons clair : il n'y a aucune raison de nous obliger tous à consommer les mêmes aliments, à dépenser notre argent de la même façon, etc.

Le grand mérite de l'économie de marché, c'est qu'elle donne la liberté de choisir, du moins à ceux qui disposent de revenus suffisants. Or, dans les folles années 1990, on a parfois eu l'impression que les pays allaient perdre cette liberté, qu'ils ne pourraient plus choisir vers quelle société ils voulaient aller : tout le monde devait adopter le capitalisme à l'américaine. Nous savons maintenant que c'était une mauvaise voie. Il est des domaines où les normes sont absolument essentielles : les consommateurs doivent être sûrs, par exemple, que les aliments qu'ils mangent sont sains, d'où qu'ils viennent ; s'il y a un doute, ils sont au moins en droit de savoir comment on les a produits afin de pouvoir juger par eux-mêmes.

Les banques et les marchés des titres constituent, à mon sens, un autre cas où des normes sont indispensables : les déposants doivent être sûrs qu'ils récupéreront leur argent, les investisseurs, qu'ils ne seront pas détroussés. Dans d'autres domaines, en particulier quand il y a une incertitude concernant le comportement requis, la concurrence entre les normes et les législations peut être précieuse : l'expérience prouve que les investisseurs se dirigeront vers les marchés où ils sont le mieux protégés. Mais parfois, notamment quand l'une des parties présentes sur le marché est très mal informée, cette concurrence entre les pouvoirs publics peut tourner à la course vers le pire.

Il est également justifié de conclure des accords internationaux quand ce qui touche un pays particulier a des effets sur le monde entier. La surconsommation d'énergie des Etats-Unis, avec les émissions de gaz à effet de serre qui en résultent, est le plus important facteur d'origine humaine du réchauffement de la planète. Il devrait exister des normes internationales en ce domaine, et des sanctions commerciales pour les faire respecter.

En revanche, il n'y a aucune raison d'imposer à tous les pays de s'ouvrir pleinement aux flux de capitaux spéculatifs à court terme.

Certains pourraient décider de mieux protéger leurs salariés, de privilégier davantage la santé et la sécurité, ou encore de pratiquer un zonage plus strict. Ces décisions comportent des avantages et des coûts, assumés par les habitants du pays : ce devrait donc être à eux de les prendre.

Quand le capitalisme perd la tête, de Joseph E. Stiglitz, éd. Fayard, 417 pages, 20 €.


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Joseph E. Stiglitz.


Prix Nobel d'économie 2001, Joseph Stiglitz, 60 ans, a été professeur à l'université Yale puis à Princeton avant de devenir le conseiller économique de Bill Clinton à la Maison Blanche. Entre 1997 et 2000, il a été économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, dont il a démissionné. Il enseigne aujourd'hui l'économie à l'Université Columbia, à New York. Son précédent livre, La Grande Désillusion (Fayard, 2002), dénonçait les dysfonctionnements des institutions monétaires internationales. Quand le capitalisme perd la tête, dont nous publions ici des extraits de la conclusion, analyse les baudruches et les travers des politiques économiques qui ont conduit l'Occident, de l'euphorie des "folles années 1990" à la récession actuelle. M. Stiglitz s'y montre très critique à l'égard de l'administration Bush.

Auteur :
Le Monde

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