Organisation contre l'impérialisme américain.

Les Etats-Unis d'Amnésie
28/01/2004

Par Carlos Fuentes. Traduit de l'espagnol (Mexique) par François Maspero.

Sans la France, les Etats-Unis n'existeraient pas. La sage fermeté de la France, peut ouvrir la perspective d'un ordre mondial fondé sur le droit. Les Etats-Unis semblent vouloir l'ignorer.
La ridicule francophobie développée par les patriotards nord-américains les plus enflammés prouve surtout que la superpuissance mériterait parfois d'être appelée "les Etats-Unis d'Amnésie".

Car on peut l'affirmer : sans la France, les Etats-Unis n'existeraient pas.

Sans le soutien de la monarchie française, il est probable que Washington et ses hommes n'auraient pas gagné la guerre de l'Indépendance. Il est certain, en tout cas, qu'ils l'ont gagnée grâce au puissant soutien que la France leur a apporté. En 1776, Benjamin Franklin s'est présenté en qualité d'ambassadeur de la révolution à la cour de France (en se faisant remarquer par la simplicité républicaine de sa mise et la rapidité, le brio de son intelligence). Cette même année, Louis XVI a autorisé la livraison gratuite de munitions pour une valeur de 1 million de livres aux armées de George Washington.

L'aide française a sauvé Washington au cours du cruel hiver de 1777 : les forces révolutionnaires, assiégées dans Morristown et affaiblies par les désertions, ont été sauvées par l'aide de la France.

En 1778, était signé le traité d'amitié et de commerce entre la France et la colonie rebelle d'Amérique du Nord. Il comprenait une clause de la nation la plus favorisée et obligeait la France à garantir l'indépendance des Etats-Unis d'Amérique. Conséquence logique de ce traité ratifié en février, la guerre éclata entre l'Angleterre et la France en juin.

De nombreux officiers français de haut rang intervinrent directement pour soutenir Washington et ses rebelles.

Une première flotte française, commandée par Charles Hector d'Estaing (un nom que devait illustrer plus tard le président Valéry Giscard d'Estaing), fut envoyée pour bloquer les Anglais dans le port de New York en 1778.

Le marquis de La Fayette, se finançant littéralement "sur ses pistoles personnelles", rejoignit les forces révolutionnaires et fut nommé en 1777 (comme près de deux siècles plus tard, à Cuba, l'Argentin Ernesto "Che" Guevara) au commandement de la révolution. Dès 1776, il avait convaincu Louis XVI d'envoyer un corps expéditionnaire de 6 000 hommes combattre aux côtés de Washington.

La fin de la guerre de l'Indépendance des Etats-Unis n'aurait pas été concevable sans l'intervention décisive des armes françaises. En 1780, la flotte française de l'amiral de Grasse bloqua l'armée anglaise en Virginie en lui ôtant toute possibilité de fuite par la mer. Dans le même temps, toujours en Virginie, le comte de Rochambeau et ses forces faisaient front au général anglais Cornwallis. Le siège mené par la flotte française et le soutien militaire apporté à l'armée révolutionnaire de George Washington scellèrent le destin de l'Angleterre dans ses treize colonies. Cornwallis dut capituler en octobre 1780, l'indépendance des Etats-Unis était ainsi définitivement acquise.

Le général John Pershing, commandant en chef du corps expéditionnaire américain de la première guerre mondiale, s'empressa d'aller s'incliner devant la tombe du héros français de la révolution américaine en prononçant ces mots : "La Fayette, nous voici !"

Mais le général Pershing avait un sens de l'honneur militaire et de la reconnaissance nationale dont manque totalement le colérique et sanguinaire secrétaire à la défense du gouvernement Bush, Donald Rumsfeld. Que ce soit Rumsfeld qui, le premier, a scellé l'alliance des Etats-Unis avec Saddam Hussein en 1983, en lui fournissant les armes de destruction massive qui, aujourd'hui, donnent des cauchemars au Dracula du Pentagone, est une preuve parmi d'autres d'une double vérité. Les Etats-Unis sont le Dr Frankenstein du monde moderne, experts à créer leurs propres monstres qui, ensuite, se retournent contre leurs créateurs.

Saddam en Irak, Ben Laden en Afghanistan sont les enfants de la politique étrangère obtuse, mercenaire et contradictoire d'une nation qui sait être pourtant, quand elle le veut, à la fois clairvoyante et pragmatique. Imaginons ce que serait aujourd'hui le monde si Bill Clinton était toujours à la Maison Blanche ou si Al Gore avait gagné la dernière élection présidentielle (comme il les a gagnées, en réalité, par le vote populaire).

Bill Clinton a rempli ses inévitables obligations de chef de la superpuissance avec une discrétion, une capacité de négociation et d'incitation à des alliances complètement étrangères aux bruyantes manifestations de manichéisme ("Avec nous ou contre nous", "l'axe du Mal") de l'évangéliste bardé de pistolets qui lui a succédé à la Maison Blanche. Clinton et Gore, j'en suis convaincu, auraient concentré les efforts de leur nation, après le 11 septembre 2001, sur le combat contre le terrorisme, un ennemi qui n'est pas conventionnel et ne peut donc être combattu conventionnellement, au lieu de détourner ses forces sur la guerre contre l'Irak, en sacrifiant la solidarité mondiale.

Bush et Cie, par leurs actions atrabilaires et destructrices de l'ordre international, vont transformer le monde en une pépinière de terroristes. Ben Laden a aujourd'hui, grâce à l'aveuglement de l'actuel gouvernement des Etats-Unis, une armée de terroristes potentiels qui – ô ironie ! – n'auront plus à se soucier de la répression antifondamentaliste de Saddam Hussein.

Mais, de toute évidence, il y a encore plus grave : c'est la consécration par la Maison Blanche du principe de la guerre préventive. Si la guerre froide n'est pas devenue chaude, c'est parce qu'ont prévalu la dissuasion et la contention. Ces principes étant remplacés par l'usage discrétionnaire de la force, toute nation opposée à une autre peut désormais se sentir autorisée a asséner le premier coup. L'exemple le plus fort, dans le passé, est l'attaque de Pearl Harbor par le Japon, le 7 décembre 1941. "Un jour qui restera dans les annales de l'infamie", a dit alors le plus grand président américain du XXe siècle, Franklin D. Roosevelt.

L'attaque contre l'Irak restera-t-elle comme un autre "jour infâme ?" Je n'en sais rien. Mais, infâme ou non, il est et restera un jour dangereux. Si la communauté internationale ne conjugue pas ses efforts pour créer un ordre juridique et politique vigoureux pour le XXIe siècle, nous irons cahin-caha de crise en crise vers un abîme qui, lui, a un nom : l'apocalypse nucléaire.

C'est pour cette raison que la sage fermeté de la France, de son président Jacques Chirac et de son ministre des affaires étrangères Dominique de Villepin, n'est pas seulement une chance pour le monde. Elle l'est aussi pour les Etats-Unis d'Amérique eux-mêmes, en ouvrant la perspective d'un ordre mondial fondé sur le droit.

Sans mémoire et sans cervelle, ignorant, l'actuel gouvernement américain ne comprend pas ces raisons. Les ultras du Nord croient qu'ils offensent la France – ridiculement – en changeant le nom des pommes de terre "frites" – french fries– en pommes de terre "libres" – freedom fries. Ils cesseront peut-être de boire de l'eau d'Evian pendant un certain temps et du champagne pendant moins longtemps.

Mais, de l'entrée de la baie de New York où elle se dresse, la statue de la Liberté – don de la France aux Etats-Unis – rappelle aux Américains que, s'ils croient avoir sauvé la France dans deux guerres mondiales, la France n'a pas seulement sauvé, mais aidé de façon décisive à créer les Etats-Unis d'Amérique.

Source : Le Monde

Auteur :
Carlos Fuentes

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