Organisation contre l'impérialisme américain.

Les Subventions Américaines Ruinent l'Afrique !
28/01/2004

Grâce aux aides financières de Washington, les cotonniers américains produisent plus que jamais et leurs exportations font chuter les prix mondiaux. Ainsi la libérale et très protectionniste Amérique conduit-elle l'économie malienne à la faillite

Les premières pluies de la saison sont tombées. Après leur passage, Mory Sangaré a attelé deux boeufs maigres à sa charrue à un soc et a commencé à retourner la terre poussiéreuse de ses champs. Pieds nus derrière la charrue, ce paysan de 22 ans va passer les quatorze prochains jours à labourer et à planter 6 hectares de coton.

Et tout ça pour quoi ? Il se le demande. Le prix proposé aux producteurs maliens est cette année de 10 % inférieur à celui de l'année dernière - année déjà misérable puisque les cours mondiaux ont atteint leur niveau le plus bas depuis trente ans. Après la dernière récolte, une fois les frais payés, la famille Sangaré s'est retrouvée avec moins de 2 000 euros pour faire vivre une vingtaine de personnes pendant un an. M. Sangaré se fait du souci : le prix du coton étant encore plus bas cette année et celui des engrais et des pesticides ayant augmenté, ils ne pourront probablement pas renouveler leur cheptel et peut-être même plus financer la scolarité de leur plus jeune fils. “Nous allons devoir diminuer nos achats”, confie M. Sangaré, qui porte une chemise brune trempée de sueur et un pantalon vert en lambeaux. Ce même jour de juin, les pousses de coton se sont frayé un passage dans la terre noire et grasse de Perthshire Farms, une plantation de 4 000 hectares située dans la région du delta, dans le Mississippi, aux Etats-Unis. Kenneth B. Hood, 61 ans, l'aîné des quatre frères qui dirigent l'exploitation, monte dans la cabine climatisée d'un tracteur Case de 125 000 dollars et se prépare à arroser les champs d'engrais. Il porte une chemise Oxford et manipule un système de guidage par satellite qui lui indique quelle quantité verser sur les plants.

Ici, à Gunnison, rien n'indique que les prix du coton sont au plus bas. M. Hood et sa famille continuent à acheter de la terre. Il s'est rendu le lendemain de notre rencontre à La Nouvelle-Orléans pour rencontrer au Ritz-Carlton d'autres dirigeants de l'US National Coton Council, la puissante fédération de la branche dont il est président cette année. “Il y a de nombreuses raisons d'être optimiste”, affirme-t-il. La raison principale de cette joie, c'est aussi celle qui provoque le désespoir de M. Sangaré : les subventions. Les producteurs américains en reçoivent en abondance, les paysans maliens non. La question fait l'objet de controverses encore plus vives depuis les attentats du 11 septembre 2001 : les subventions vont directement à l'encontre de la politique américaine de lutte contre la pauvreté dans le monde, qui s'inscrit dans le cadre plus large de la campagne contre le terrorisme. Craignant que la misère qui règne dans les pays en développement ne favorise l'instabilité et le terrorisme, le gouvernement des Etats-Unis cherche en effet à promouvoir le développement et le libre-échange.

Or les subventions accordées aux agriculteurs américains, qui contribuent à faire chuter les prix de certains produits agricoles vitaux pour les pays en développement, sapent cette stratégie. Les Etats-Unis consacrent 40 millions de dollars par an à des projets d'éducation, de santé et de promotion de la démocratie au Mali, mais l'effondrement du prix du coton, la principale culture du pays, réduit à néant ces efforts. La Compagnie malienne pour le développement du textile (CMDT), l'établissement public qui gère la filière du coton dans ce pays - de la fourniture de semences à l'égrenage -, prévoit un déficit d'une trentaine de millions de dollars pour cette saison. Conséquence, la colère et le ressentiment montent chez ceux-là mêmes que l'offensive contre la pauvreté était censée apaiser. Le calme a beau régner depuis le 11 septembre 2001 au Mali, pays en grande majorité musulman, l'émotion est présente. “Voilà ce que visent les Etats-Unis : ils veulent dominer le monde économiquement et militairement”, déclare Mody Diallo, l'un des dirigeants de la fédération des agriculteurs du centre régional du Bougouni .

Avec l'octroi de nouvelles subventions, nombre de producteurs de coton américains vont cette année tirer la moitié de leurs revenus du gouvernement. Bien qu'ils représentent une population relativement faible - 25 000 personnes sur les 2 millions d'agriculteurs que comptent les Etats-Unis -, leur richesse et leur influence sont légendaires à Washington. La valeur nette moyenne du patrimoine d'un producteur de coton à plein temps est, selon le ministère de l'Agriculture, de 800 000 dollars. A Johannesburg, lors du Sommet de la Terre, cette contradiction a été mise en évidence. Aux Etats-Unis, en revanche, nombre d'hommes politiques plaident pour le maintien des subventions et des droits de douane sur certains produits - ce qui marginaliserait encore davantage le commerce africain. “Notre discours ne correspond pas à notre action”, constate Allan Gray, spécialiste en économie agricole à l'université Purdue, dans l'Indiana.

Si les subventions protègent les producteurs d'Europe et d'Amérique du Nord contre la chute des cours mondiaux, elles favorisent cette baisse en encourageant le maintien de la production et handicapent ainsi les producteurs des pays où les aides sont moindres. Cette aberration économique n'est nulle part plus évidente que dans le fossé qui sépare les planteurs de coton de la région du delta, dans le Mississippi, de ceux qui vivent autour du fleuve Niger, en Afrique. Les Etats-Unis sont le plus gros exportateur de coton, l'Afrique de l'Ouest le troisième, et tous deux sont à la merci des forces du marché qui ont fait passer le prix du kilo à 88 cents américains , soit 66 % de moins qu'en 1995. Dotés de quelque 3,4 milliards de dollars de subventions, les producteurs américains ont obtenu l'année dernière une récolte record de 4,38 milliards de kilos, aggravant ainsi la saturation du marché local et rejetant les cours bien au-dessous du seuil de rentabilité pour la plupart des autres pays du monde. Les subventions accordées en mai pour six ans par George W. Bush devraient leur permettre d'empocher encore plus cette année. Le plan prévoit une compensation de toute baisse des cours et garantit ainsi aux planteurs un revenu d'au moins 1,50 dollar par kilo de coton. Contrairement à plusieurs des systèmes qui l'ont précédé, il n'appelle pas les producteurs qui souhaitent des aides à réduire leurs surfaces cultivées.

Quel contraste avec le Mali ! Le gouvernement de ce pays, qui est l'un des dix Etats les moins développés du monde, manque déjà de fonds pour fournir ne serait-ce qu'un système sanitaire et éducatif minimal à sa population. Il n'a pas les moyens d'accorder des subventions. Le coton pourrait, d'après une étude réalisée conjointement par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), constituer un instrument essentiel de la lutte contre la pauvreté pour le Mali et ses voisins. La culture du coton emploie en effet plus de 2 millions de foyers ruraux en Afrique centrale et occidentale. Selon cette enquête, l'arrêt des subventions américaines - qui approchent les 5 milliards de dollars, somme que les Etats-Unis accordent sous forme d'aides aux pays en développement - entraînerait une chute de la production des Etats-Unis et un accroissement à court terme du cours mondial, ce qui augmenterait le revenu des pays d'Afrique centrale et occidentale d'environ 250 millions de dollars.

Or c'est le contraire qui se passe. Le nouveau plan de subventions augmente les bénéfices prévisibles du producteur américain d'au moins 16 %. Dans le même temps, le Mali, qui tire près de la moitié de ses revenus de l'exportation du coton, a annoncé à ses producteurs qu'ils gagneraient 10 % de moins cette année.

En élargissant ainsi le fossé entre riches et pauvres, les subventions vont créer des problèmes. Les ressortissants des pays producteurs de coton d'Afrique de l'Ouest, où l'islam est la religion dominante, affluent en masse dans les villes d'Europe. Ceux qui restent sur place voient de plus en plus de religieux originaires du Pakistan et du Moyen-Orient visiter leurs moquées et leurs écoles coraniques. Certains diplomates occidentaux en poste au Mali auraient entendu dire que des Maliens passent discrètement la frontière algérienne pour suivre une formation religieuse à l'étranger.

Les gouvernements laïcs du Mali et des Etats voisins soulignent avec insistance qu'ils ne laisseront pas les organisations terroristes qui cherchent à embrigader les mécontents du monde transformer leur pays en centre de recrutement, mais rappellent que la pauvreté persistante fait monter le mécontentement.

Le gouvernement malien avait déjà baissé le prix qu'il payait aux producteurs de coton il y a deux ans. Ceux-ci avaient alors cessé de travailler dans leurs champs, la production avait chuté à pic et le choc avait ébranlé toute l'économie puisqu'il avait provoqué une baisse de 3 % du produit intérieur brut. Craignant des troubles, le gouvernement avait ramené le prix du kilo de coton à son niveau antérieur au milieu de la saison.

M. Diallo est un dirigeant syndical qui a participé à l'organisation de ce mouvement de refus et n'écarte pas la perspective d'un soulèvement social à l'avenir. “Les Américains savent qu'ils tuent beaucoup d'économies dans le monde en développement avec leurs subventions. Ils voient les statistiques. Ils savent. C'est à eux de faire quelque chose à ce sujet maintenant.” Ce genre de plaidoyer ne rencontre que peu de sympathie dans le delta du Mississippi. L'industrie textile perd de son importance, et les producteurs américains doivent de plus en plus vendre à l'étranger. Environ la moitié de la récolte américaine de l'année dernière a atterri sur le marché mondial, où elle se retrouve en concurrence avec le coton produit à moindre coût par la Chine, le Pakistan et l'Afrique.

“Peut-être que ce sont les paysans d'Afrique qui ne devraient pas cultiver de coton, commente M. Hood. Le delta a besoin des planteurs de coton, et ils ne peuvent pas exister sans subventions.”

M. Hood est la première personne à qui George Bush a serré la main après avoir signé le nouveau plan de subventions lors d'une cérémonie à Washington. Sa famille a récolté environ 750 000 dollars de subsides l'année dernière et va en obtenir davantage cette année.

Les producteurs américains n'ont pas toujours été aussi dépendants. En 1996, la forte croissance de l'économie asiatique avait tellement dopé la demande pour les produits américains que les agriculteurs avaient décidé qu'ils ne voulaient pas des quotas sur les surfaces cultivées et de la paperasserie qui allaient de pair avec les aides gouvernementales. Même les producteurs de coton, qui comptent parmi les plus dépendants des aides, s'étaient joints aux autres agriculteurs pour soutenir un projet visant à supprimer les subventions en 2002 - ce qui aurait marqué la fin d'un système qui a versé, depuis sa création, dans les années 30, plus de 500 milliards de dollars.

Les agriculteurs ont perdu leur sang-froid quand la crise asiatique a, peu après, fait baisser les exportations. Washington s'est précipité à la rescousse, et les subventions ont atteint des niveaux record. Dans le Mississippi, les quelque 1 700 producteurs de coton du delta et leurs propriétaires peuvent espérer obtenir des centaines de millions de dollars publics cette année. Comme au Mali, le coton est l'élément essentiel de l'économie du delta. Les 500 000 hectares de cotonneries du Mississippi et les entreprises qui en dépendent génèrent plus de 3 milliards de dollars de revenu pour la région, selon le Delta Council, un organisme qui défend l'économie de la zone. Dans certains comtés, la moitié des emplois sont liés au coton, soit par la fourniture de matériel aux planteurs, soit directement. La région compte environ 300 égreneuses, ces machines qui séparent les fibres de la graine, qui emploient chacune au moins vingt personnes pendant une partie de l'année.

Une cueilleuse mécanique peut récolter en un jour assez de coton pour faire 150 balles de 256 kilos chacune. Un homme qui cueille le coton à la main mettrait plusieurs jours pour ramasser de quoi en faire une seule. Il faut cependant des milliers d'hectares de terre pour justifier l'achat d'une machine qui coûte 300 000 dollars. La plupart des champs du delta sont irrigués pour que les plants supportent l'intense chaleur de l'été. Les semences coûtent cher parce qu'elles sont génétiquement modifiées pour résister aux parasites. On utilise des engrais pour accélérer la croissance au printemps et des défoliants pour exposer la graine en automne et faciliter la récolte. Tout cela fait que les planteurs de coton du delta ont les coûts de production les plus élevés du monde et explique en partie leur besoin de subventions.

Le coton est aussi censé être roi autour du fleuve Niger, mais ceux qui le cultivent vivent comme des indigents. Les familles Coulibaly et Sylla exploitent l'une des plus grandes plantations du Mali (20 hectares). Quatre-vingt-six personnes, pour la plupart apparentées, vivent dans un labyrinthe de bicoques en briques d'une ou deux pièces à la périphérie de Fana. Ils ont produit l'année dernière 40 tonnes de coton, mais ils ne sont pas devenus riches pour autant. Il n'y a ni électricité, ni téléphone, ni eau courante. Une antenne de télévision oscille au-dessus d'une des cahutes. Cette saison, l'objectif est d'acheter du matériel, mais les perspectives sont peu reluisantes. Les producteurs maliens ont reçu 28 centimes d'euro par kilo de coton l'année dernière et devraient en toucher environ 25 cette année. Dans le même temps, le prix de l'engrais est passé à 4 centimes d'euro le kilo. Chaque centime compte au Mali car le coton paie tout, l'école, la nourriture, les cachets contre le paludisme et les dots pour les familles et les futures épouses.

La CMDT est elle aussi à court d'argent. Elle fait vivre 3 millions de personnes sur les 10 millions que compte le pays. Les planteurs maliens ont produit plus de 200 millions de kilos de coton sur plus de 500 000 hectares l'année dernière. Or cette récolte record n'a fait qu'aggraver les pertes de la CMDT. Ce déficit l'empêche d'investir dans d'autres projets, comme la construction de routes et l'amélioration des infrastructures dans les régions cotonnières, et grève également le maigre budget de l'Etat malien, qui possède 60 % de son capital. La position de monopole de la CMDT n'a rien arrangé. Poussée par la Banque mondiale et le FMI, elle s'efforce aujourd'hui de se restructurer et s'appuie davantage sur le secteur privé pour verser plus d'argent aux producteurs. Les Maliens se demandent cependant à quoi serviront ces réformes si les politiques de subventions ne changent pas dans le reste du monde. “Il vaudrait mieux qu'ils paient les planteurs pour ne pas planter de coton”, déclare Bakary Traoré, président de la CMDT, dans un bureau plongé dans l'obscurité par une soudaine coupure d'électricité. “Les planteurs américains sont nos concurrents, mais le problème, c'est que la concurrence n'est pas loyale.” A Korokoro, les Sangaré ressentent les effets de cette inégalité. Tandis que Mody Sangaré rejoint ses boeufs pour labourer, son frère aîné, Madou, 39 ans, nous explique le rêve de sa famille : envoyer son plus jeune frère, Bala, à l'université en France, voire aux Etats-Unis - quelque part où les perspectives sont meilleures qu'au Mali -, dans l'espoir qu'il enverra ensuite de l'argent à ses frères restés à la ferme pour diminuer leur dépendance aux cours mondiaux. Bala est sur le point d'avoir son baccalauréat, mais les revenus du coton baissent et le rêve s'estompe. “Nous voulons qu'il ait, comme tous nos enfants, une meilleure vie que nous”, confie Madou Sangaré. A part le coton, c'est la seule chose qu'il pense avoir en commun avec les planteurs américains. “N'est-ce pas ce que tout le monde veut ?”

Source : Courrier International

Auteur :
Courrier International

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